Le dernier voyage des "Changpa" par Monisha Ahmed,
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"Je suis déçu que les traditions de nos aïeux
n'aient pas été conservés par nos enfants.
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"Mes enfants sont tous partis étudier à Leh, l'un
d'eux est moine. Je n'ai personne ici avec moi, mais je ne peux pas encore
partir. Que ferai-je à Leh ? Ici, au moins, j'ai mes moutons et mes
chèvres, et je je peux encore gagner un peu d'argent grâce à eux. Aussi,
je ne partirai jamais d'ici. (Rupshu). Mais, après moi ... , je doute que
mes enfants reviennent vivre ici. La fin viendra avec moi."
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"Que puis-je faire ? Mes enfants sont tous partis
à Leh et nous sommes vieux. C'était difficile de vivre par nous-même au
Changthang sans nos enfants pour nous aider dans les tâches quotidiennes.
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Les sentiments exprimés ci-dessus sont partagés par beaucoup de vieux Rupshupa ("pa" = habitant. Les mots ladakhis et tibétains ne prennent pas de "s" au pluriel) aujourd'hui. Ils traduisent tous la même crainte que la fin de la vie nomade des Rupshupa semble inéluctable. Leurs enfants sont de plus en plus désenchantés par la vie de leurs parents. Ils la proclament arriérée et primitive, et préfèrent vivre ailleurs qu'au Changthang. Alors que le mouvement de migration des Changpa vers Leh
est évident dans tout le Changthang, il est encore plus visible dans les
régions de Kharnak, de Korzok et du Rupshu où les moyens d'existence
tournent uniquement autour du troupeau. On dit que le mouvement a commencé
il y a environ 30 ans au Kharnak et il y a 20 ans au Rupshu.
En quittant le Rupshu, ils pliaient leur tente et vendaient leur troupeau à des bouchers ou à d'autres Rupshupa. Dans quelques cas les hommes pouvaient garder leur petit bétail et donnaient les yaks à garder à d'autres membres de la famille (généralement un enfant) en échange d'une petite rémunération ou une part de l'argent provenant de la vente de la laine et du pashmina. Ces hommes reviennent souvent pendant la saison d'été au Rupshu pour prendre la laine de leur cheptel. Ce qui se passe aussi est que ceux qui partent doivent continuer à payer leurs droits au Rupshu pour le cas où ils devraient revenir. Certains de ces droits comprennent : les droits renouvelables du goba (chef de village) et de ses assistants, la contribution financière pour l'entretien du monastère et pour les fêtes religieuses, et l'organisation des transports pour rencontrer les représentants du gouvernement, parmi d'autres taxes. Presque toutes les familles qui ont quitté le Rupshu, continuent à payer leurs droits directement ou par l'intermédiaire d'un membre de la famille. Ceux qui ne le font pas ont des difficultés pour revenir comme on l'a vu en 2003 quand des familles qui avaient arrêté de payer leurs droits ont essayé de revenir. Les raisons pour quitter le Changthang sont • le
manque d'école pour les enfants, • des services médicaux
inadaptés, • l'abandon du système de famille unique, • le
désir d'un meilleur standing de vie, et • une diminution des
pâturages et la compétition pour les herbages avec les réfugiés
tibétains vivant au Changthang et les animaux de bât des touristes.
Comme les enfants partent à l'école à Leh, Nyoma ou la
vallée de Puga, leurs parents réalisent qu'ils n'apprennent plus les
techniques indispensables pour mener une vie nomade. En même temps, leur
envie de vivre une vie de nomade semble s'éroder. Avec le départ des
enfants, il se crée un manque de main d'oeuvre et les parents sont obligés
d'assumer les tâches quotidiennes comme garder les troupeaux pendant le
jour, ramasser du bois pour le feu et aller chercher de l'eau, entre autres.
Comme des parties de famille quittent le Rupshu, le lien familial se
distend. Avant, les frères s'entraidaient pour garder les troupeaux à tour
de rôle, pour la tonte, les fêtes religieuses et les mariages, ou pour
déplacer les tentes d'un campement à l'autre. Maintenant les quelques
enfants qui se retrouvent seuls sur le Rupshu, réalisent qu'ils ne peuvent
plus venir à bout de leur tâche par manque d'aide. La même chose est
vraie pour les parents âgés dont les enfants sont tous partis à Leh. En
fin de compte, ils n'ont pas d'autre choix que de partir et de les
rejoindre.
En dehors de son cheptel, les choix des moyens de subsistance pour les Rupshupa sont limités. Beaucoup avaient espéré pouvoir profiter du tourisme quand la région s'est ouverte en 1994 comme ils l'avaient vu pour les autres ladakhis, spécialement ceux de Leh et du Sham. Mais jusqu'à présent, à part quelques rares Changpa qui profitent du tourisme, pratiquement tous les gains sont cumulés par les agents de voyage de Leh. Les Changspa souhaiteraient que les agents de voyage les impliquent dans des prestations pour les touristes, comme la fourniture de chevaux ou des travaux sur les emplacements de camp. Mais ceci a été loin d'être possible à cause d'un manque de coordination et de communication entre les 2 groupes. La plupart des Rupshupa qui ont quitté le Rupshu finissent leur vie à Kharnakling ou à Choglamsar dans les environs de Leh. Là, ils achètent un terrain du gouvernement à un taux réduit, et construisent une maison de deux ou trois pièces. La terre ici est sèche et rocailleuse, et l'eau ou toute sorte de verdure est rare. Pendant que les enfants sont à l'école publique proche, les possibilités de travail pour les parents sont réduites. Ils se demandent comment gagner leur vie et mettent en cause leur intégration dans la société de Leh. Beaucoup de Rupshupa sont ouvriers dans le bâtiment et la construction de routes en gagnant 130 à 150 Rs par jour. Mais les Rupshupa, comme tous les Changpa, ont une réputation de mauvais travailleurs et ne sont pas recherchés, principalement parce qu'ils n'ont pas l'habitude de travailler continuellement pendant un nombre d'heures fixé par jour. Quelques uns amènent leurs chevaux à Leh et travaillent comme horsemen pour des agences et gagnent 200 à 300 Rs par jour. Quelques hommes aspirent à être chauffeur et espèrent pouvoir gagner suffisamment d'argent pour acheter leur propre taxi ou un camion. D'autres encore travaillent comme intermédiaires, apportant du pashmina ou des peaux d'animaux du Changthang pour les vendre à des commerçants de Leh. Les femmes utilisent leurs excellentes techniques traditionnelles de tissage et fabriquent des articles de laine (principalement des sacs de selle, des tapis de selle et des frondes) et les vendent aux marchands d'objets anciens. Le passage de la vie nomade à une vie sédentaire n'a pas
été facile pour tous, et ils supportent difficilement la vie à Leh.
Certains n'ont pas réussi : il leur manque les larges espaces du Changthang,
d'autres ne supportent pas la chaleur de Leh, et d'autres la nourriture.
Mais alors que les plus vieux se souviennent avec nostalgie, leurs enfants
ne partagent pas ces sentiments. Il y en a qui reviennent au Rupshu, mais
peu.
Monisha
Ahmed est une chercheuse qui parcourt et écrit sur le Ladakh depuis 1987.
Elle a un doctorat d'anthropologie sociale de l'université d'Oxford.
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